Un drôle de voyage

 

CollegeFin des années ’80.

Un après-midi sale de pluie intermittente s’achève, trop lentement. A côté du collège, une petite bande d’adolescents se rassemble sur le parking ; les cours sont finis mais ils restent sur place, attendant les derniers retardataires. Ils s’embrassent, ils gesticulent, ils gueulent inutilement fort pour se faire remarquer – ce n’est pourtant pas nécessaire, leurs accoutrements hurlent pour eux. Leurs cheveux arc-en-ciel sont trop longs, rasés, ou encore remontés à la colle à bois dans des tentatives de crêtes.

Ils se sont identifiés Punks et les notes désaccordées de leurs groupes favoris s’élèvent d’un petit walkman à cassette détraqué que l’un d’entre eux a posé sur la murette des marches qui mènent au parking, claquant en un staccato désagréable. Leur amplificateur déglingué est prêt à rendre l’âme, mais le walkman gueulant à fond les slogans politiques de leurs idoles est clairement entendu.

Je suis là, appuyée à la murette. Je me fais appeler Triki.Punk

En réalité, la politique n’intéressait aucun d’entre nous, même si à l’époque, nous pensions tous le contraire. On était juste jeunes – très jeunes – et un peu déboussolés  dans notre  effort à devenir des adultes. Si la scène avait lieu aujourd’hui, la petite bande serait peut-être composée de rappeurs. Ou d’autre chose. Cela n’a pas d’importance : toute rébellion induit la même émotion de colère dans la révolte qu’elle implique. Et révoltés, ça, on l’était.

 

Une fois au complet, on a traîné les savates lourdes de nos grosses godasses vers le ‘C.E.C.’ : le Centre éducatif et Culturel de notre petite ville. Même sous les supplications les plus désespérées de nos parents, on n’y aurait jamais mis les pieds… Mais ce soir, c’est la fête : un petit groupe local va jouer des reprises de nos groupes préférés dans la salle polyvalente. L’anticipation nous rend fébriles – on rit plus fort que d’habitude, nos gestes bien trop expansifs pour les rares passants qui croisent notre chemin.

 

« Ca y est, on y est, on y est !!! »

 

pogoOn s’amalgame à la suite d’une trentaine de personnes qui sont déjà devant la porte. Poussant devant, se tirant les uns les autres, on finit tous pêle-mêle à l’intérieur, au moment où la boîte à rythme commence son martèlement. Instantanément survoltée, la foule de jeunes hurle à tout rompre ; ils se bousculent, ils frappent : un pogo endiablé s’en suit, au grand dam de la ‘sécurité’ – deux employés du centre, qui sont immédiatement dépassés par les évènements.

Le groupe les encourage : « allez ! lâchez la rage, pétez la cage !! faut qu’on nous entende ! »

La nuit avance vite ; le voisinage se plaint, le ‘concert’ fait beaucoup trop de bruit. Les deux internes sensés assurer le bon déroulement des évènements paniquent : ils appellent la police. Un camion arrive, sirène hurlante ; à peine arrêté il vomit une poignée de policiers qui prennent la salle d’assaut. La cohue qui s’ensuit est indescriptible : tout le monde court dans tous les sens, les gens se marchent dessus pour arriver à la seule porte de la salle – mais la fuite semble impossible : « putain, les flics font barrage ! »

Les aspirants punks crient des injures à l’envahisseur. Quelques échauffés attaquent les policiers, permettant à une poignée d’ados derrière eux de s’enfuir alors que le flot continue de pousser désespérément vers la sortie.

 

J’ai réussi à passer. Je suis à dix mètres de la porte, côté liberté, quand un bruit inattendu me surprend : lacrymo_bw« clang – pschhhhh… ». C’est une bombe lacrymogène qui siffle, déversant son contenu dans l’obscurité.

Le gaz me frappe de plein fouet. Je porte des lentilles de contact et mes yeux se transforment instantanément en deux puits de flammes ; la douleur insupportable empire encore quand j’essaie d’arracher les lentilles avec mes doigts, eux aussi couverts du poison gluant. Je sens mon cœur qui bat à tout rompre et je n’arrive plus à respirer. Je perçois à peine ma dégringolade des quelques marches devant la salle et je m’écroule, asphyxiée.

 

Le grand noir est enveloppé dans un grand silence. Des années ou des secondes passent – ça n’a pas d’importance, le temps n’existe pas ici. Une faible lumière jaune éclaire soudain l’endroit où je me trouve ; on dirait la lumière d’un feu de camp, mais il n’y a pas de feu : c’est l’objet central, un cristal gigantesque, qui éclaire doucement la grande grotte  où je me trouve.

IliaUne grande figure noire se tient appuyée à une petite construction hexagonale lumineuse. Je me déplace lentement vers elle et j’ai l’impression de flotter, tant mon mouvement est svelte ; rapide. L’être se retourne dans une cascade de sons cristallins et ses yeux immenses sans pupilles me subjuguent d’emblée : je ressens un calme immense dont je n’ai jamais fait l’expérience avant. Le visage sans nez ni bouche semble sourire à ma confusion et l’entité penche sa tête couverte de lianes cristallines, qui s’entrechoquent et reproduisent à nouveau les sons purs que j’ai entendus quand elle s’est retournée.

Ce ne sont pas des sons. C’est un langage. Que je comprends…

Elle pointe l’un de ses quatre bras vers la construction hexagonale et je jette un coup d’œil à l’intérieur. J’y découvre une multitude de cocons, soigneusement empilés les uns sur les autres.

 

Un souffle, puis, lentement, je distingue un visage flou au-dessus du mien ; il semble parler – mais je n’entends rien. Les bords de ma vision sont craquelés, comme si le monde extérieur essayait de se forcer un chemin vers moi ; je ne suis pas encore tout à fait revenue à la réalité. Je me rends subitement compte que je me trouve entre deux états.

 

Je me détourne de la réalité: je ne veux pas rentrer, je veux rester ici, dans ce monde, tellement apaisant. La douceur de l’être qui m’a accueillie là, sa bienveillance… me transcende. Des sons cristallins magnifiques me parviennent encore et mon œil intérieur regarde une dernière fois les lianes translucides qui composent cette symphonie impossible. Sa figure sans nez ni bouche me renvoie un sourire à travers ses yeux immenses qui s’ouvrent sur… ce que j’ai fini par appeler l’Autre Monde.

 

antichambre_memoire

Le pompier est content : il m’a sortie de mon coma passager. Plusieurs personnes s’affairent autour de moi, je sens vaguement les ventouses et les aiguilles qu’ils accrochent à ma peau.

Mais je ne suis pas vraiment présente. De toutes mes forces, je retrace à toute vitesse le drôle de voyage que je viens de faire. Je ne veux pas en perdre une miette, il faut que je me souvienne…

Mon cerveau a rempli sa mission : il a tout enregistré pour moi. Quelque part au fond de ma mémoire, les images de l’univers que je viens de visiter resteront tapies pour toujours, à attendre que je les comprenne.

 

 

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Le mystère de la vie tel que vous n’osez l’imaginer